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Le destin singulier de François Etienne Brun dit le Rauch

- Ne poussez plus ! Aujourd'hui, 5 août, les paroissiens plus nombreux qu'à l'accoutumée, sont agglutinés devant la porte de la chapelle. Les faux, râteaux et autres outils ont été remisés, et après un rapide débarbouillage, les habits du dimanche enfilés. Maintenant les visages tournés vers le bout du village scrutent l'arrivée de Mr le curé.

Quelle est la cause de cette curiosité, de cette impatiente ? Traditionnellement le 5 août, la messe est célébrée à la chapelle ND des Neiges des Casses. Si il y a un siècle la dévotion était grande, maintenant il n'y a plus guère que les femmes et les enfants pour venir prier Notre Dame et les saints, pour leur confier la santé des corps et des âmes, et les récoltes à venir. Pendant la messe les enfants aiment rêvasser en détaillant les visages, les attitudes et les attributs des saints peints sur deux des murs, un véritable livre d'images : le grill de saint Laurent, saint Georges terrassant le dragon, saint Joseph et sa branche de lis, saint André et sa croix tordue. Mais pourquoi en cette année 1934 les paroissiens sont aussi nombreux et aussi agités ?

Et si le responsable de toute cette effervescence était Mr le curé lui-même. Il aime que ses ouailles se pressent aux cérémonies religieuses, et quel meilleur moyen pour attirer la foule, que d'éveiller la curiosité. Dimanche dernier, il a annoncé que tous les bons chrétiens qui viendraient fêter ND des Neiges auraient une grande surprise. Conciliabules devant l'église, interrogations. Deux ou trois personnes au courant de l'affaire ont distillé quelques informations en recommandant la discrétion. Comme chacun le sait, c'est le meilleur moyen de répandre un secret. Un nom, des mots : le Rauch1 *, tableaux, peinture, depuis les langues s'agitent.

- le Rauch, un fils de ces Brun qui habitaient aux Casses puis qui sont partis à Saint Clément.

- Ah oui, celui qui était mauvais comme une peste, insolent.

- Mon père disait qu'il avait tué le dernier loup à Pinfol.

- Ce couillon là, il parait que pendant le service il a bousculé un sergent, du coup on l'a expédié à Cayenne.

- Au bagne ! Mon Dieu, quelle horreur.

Voilà ce qui se racontait à Réotier depuis 40 ans. Mais en y regardant de plus près, en consultant les archives, en recueillant les témoignages des anciens (ceux qui ont entendu parler de cette affaire sont de plus en plus rares), on arrive à rétablir certains faits qui bousculent la légende.

François Etienne Brun est né aux Casses, hameau de Réotier en 1867, la famille sans doute assez pauvre, vit dans une maison aujourd'hui disparue. Les souvenirs transmis par les parents des témoins font état d'un enfant, puis d'un jeune homme violent, brutal, indiscipliné. Un exploit à mettre à son actif : il tue un loup à Pinfol, ce serait le dernier loup vu à Réotier. En 1886 la famille s'installe à Saint Clément, le père y est forgeron. En novembre 1888, François est appelé au service militaire. Sa nature rebelle est sans doute la cause d'une première condamnation, en juillet 1890 : 10 ans de travaux publics 2 , pour outrages par gestes et menaces envers ses supérieurs. Des le début août il est écroué à l'atelier de travaux publics. En octobre 1891, nouvelle condamnation à un an de prison par le Conseil de Guerre permanent de la division de Constantine pour refus d'obéissance. François n'a donc jamais traversé l'Atlantique pour aller à Cayenne, il a été expédié de l'autre coté de la Méditerranée, en Algérie. Il sera gracié de sa peine le 23 avril 1897, ce même jour il passe au 5e bataillon de l'Armée d'Afrique. Ceux qui ont lu G.Darien3 ou A. Londres 4 savent que les conditions de vie dans ces fameux bataillons, Bat d'Af 5 n'avaient rien à envier à celles qui régnaient au bagne. La brutalité, les humiliations permanentes, la chaleur éprouvante, rendaient la vie des condamnés effroyable. Une punition appelée " crapaudine"consistait à lier les bras et les jambes dans dos des récalcitrants et à les abandonner, couchés sur le ventre en plein soleil.

Sitôt libéré de ses obligations militaires, François quitte l'Algérie, on le retrouve à Réotier où il épouse Marie Maurie le 15 octobre 1898. Mariage civil et religieux. Marie a dix ans de moins que lui, c'est une enfant de l'hospice née à Marseille, de père inconnu. La misère a contraint sa mère à l'abandonner. A la date de son mariage elle est placée chez Jacques Hodoul aux Moulinets. A partir de là, nous perdons la trace du couple. La fiche matricule indique plusieurs adresses, en 1899 : Marseille, en 1900 : Eguilles, en 1914 Rognes, puis Fos/Mer. Les recherches dans l'état civil de ces communes ainsi que sur les listes nominatives n'ont permis ni de trouver une éventuelle descendance, ni de savoir quelle avait été la profession de François et la vie du couple. Les témoins interrogés ont dit ne pas savoir ce qu'était devenue la famille. Où François a-t-il appris à peindre, pourquoi a-t-il représenté ces scènes religieuses de facture naïve ? Est-ce qu'il a voulu se racheter d'une vie turbulente, améliorer l'image et le souvenir qu'il avait laissés à Réotier ? On ne sait pas. De même, on ignore la date de la donation des tableaux, le livre de paroisse n'en dit rien, pourtant les prêtres tenaient une liste détaillée des dons et offrandes faits par des fidèles.

Et puis, un jour, G.D, née aux Casses raconte un voyage à Saint Clément en charrette avec son père. « Nous allions chercher Le Rauch et ses tableaux ».- D'où venait-il ? Il arrivait par le car ? Par le train ? « Je ne m'en souviens plus ». Il avait peint un tableau pour Saint Clément, un autre pour la chapelle des Casses. De Saint Clément personne ne s'est dérangé, du coup, on a monté les deux tableaux à Réotier et on les a installés dans la chapelle, Il a mangé chez nous, puis il est reparti.

Un peu plus tard, lors d'une visite de la chapelle pour refaire quelques photos des tableaux, N.C qui conserve une clé, nous accompagne et raconte une version un peu différente : « Les paroissiens de St Clément quand ils ont appris la condamnation de François ont refusé le tableau, qui a été récupéré par Réotier ».

François Etienne est mort à Marseille en 1950.

Gardons l'espoir qu'un jour, un descendant, ou une découverte dans des archives puissent nous éclairer sur le destin de ce "mauvais garçon" dont Réotier conserve deux œuvres accrochées sur un mur du fond de la chapelle N.D des Neiges. Ces deux peintures naïves signées F Brun, voisinent avec des fresques datées du XVIIIe siècle, représentant des saints, dans la tradition des fresques de plusieurs églises ou chapelles du nord des Hautes-Alpes. Ces peintres eux sont restés anonymes.

Sources : Dépliant sur la chapelle ND des Neiges téléchargeable sur le site du Pays Guillestrin,

- AD 05 pour l'état civil, les listes nominatives, les fiches matricules. 

Christ en croix de F. Brun, chapelle des Casses, Réotier

Christ en croix de F. Brun, chapelle des Casses, Réotier

  1. Qui a la voix enrouée
  2. Peine de travaux forcés infligée par la justice militaire
  3. Biribi
  4. Dante n’avait rien vu
  5. On y envoyait ceux qui avaient une inscription sur leur casier judiciaire pour accomplir leur service militaire.

Régine Eymar