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Jeannette Brun ou la « douce » vie d'une paysanne à Réotier au milieu du XXème siècle

JEANNETTE BRUN OU LA « DOUCE »  VIE D’UNE PAYSANNE A REOTIER AU MILIEU DU XXème SIECLE

27 juin 2016

Habituée depuis longtemps à une existence confortable éloignée des réalités de la vie rurale, la plus grande majorité de nos concitoyens ignore tout du mode du vie au quotidien des générations de paysans qui les ont précédés. Les images de ce passé pas si éloigné, ils les voient dans des fictions de téléfilms ou au cinéma. Le caractère concret de tranches de vie n’est souvent pas perçu et le ressenti de vie difficile ou misérable reste pour eux du domaine de la mise en scène pour les besoins du film.

Quand il s’agit des femmes le décalage est encore plus grand. Les images souvent éblouissantes des représentantes du sexe féminin sur les différents écrans ne peuvent que difficilement laisser soupçonner combien le sort de nombre de leurs grands mères était peu enviable.

Dans nos montagnes aussi l’ignorance est grande malgré des survivances des modes de vie traditionnels. A Réotier nous sommes bien placés pour nous poser des questions sur la condition féminine d’une paysanne en ce début du XXI ème siècle puisque la moitié de nos éleveurs sont des femmes. Ouvrons les yeux : nous croisons souvent Nadine ou Bernadette. Toujours en tenue de travail, sur un tracteur, un engin agricole, derrière un troupeau de vaches ou de moutons, fauchant, moissonnant, portant…. tôt le matin et tard le soir, sous un soleil de plomb ou sous l’averse. Laissons-les… pour mieux les retrouver dans le chapitre qui leur sera réservé.

 
Jeannette Brun au Rateau vers 1957. (Ph.J.Brun).

Pour l’heure, et pour mieux comprendre d’où elles viennent, penchons nous sur la vie de Jeannette Brun qui vit toujours  aux Casses. On peut dire qu’elle a survécu à une rude vie de labeur. A 89 ans elle a su nous retracer le fil de sa vie de paysanne avec une grande gentillesse, de la bonne humeur, sans témoigner d’amertume vis à vis de qui que ce soit et sans tomber dans la fable du « Ah c’était le bon temps ». Malgré les épreuves de son passé Jeannette est une femme de son temps.

Elle est née aux Mensolles en  1927. Ses parents Henri et Léontine ont eu six enfants : 2 frères et 3  sœurs accompagnent l’enfance de Jeannette. Passons sur les conditions de vie domestiques, les mêmes pour presque toutes les familles de Réotier à cette époque. Peu d’argent, on mange à peu prés à sa faim mais il n’y a aucun confort. L’hiver, la neige et le froid, plus sévères qu’aujourd’hui font beaucoup souffrir dès que l’on s’éloigne du fourneau de la cuisine. Bien sûr, on se déplace à pied pour tout, et déjà, quand on est gosse pour aller à l’école. Jeannette devra attendre pour passer le certificat d’études que ses frères ou sœurs devant elle, aient terminé l’école. A son tour elle finira sa scolarité. Car on a besoin d’elle pour garder les bêtes : celles de la famille, mais aussi celle de Jean Baptiste Domeny. Imaginons cette gamine de 10 ans menant seule un troupeau d’une centaine de brebis sur Fontbonne et jusqu’à Manouel. Les années passent dans cette monotonie bien active pour une enfant. Elle gardera aussi les brebis de Baptiste Eymar. A 16 ans on l’envoie travailler à Marseille. Pour gagner un peu d’argent il faut quitter sa montagne en faisant des travaux domestiques…mais seulement 4 ou 5 mois, à la mauvaise saison.

 
A Marseille ; oncle Emile tante Augustine (Ph.J.P.Vincent).

Tous les étés elle doit revenir aux Mensolles. Elle retrouve son activité de bergère. Il y a moins de moutons dans le pays. Amable Brun les garde. Il y tient. C’est pour lui un moyen d’évasion d’un quotidien qu’il  supporte mal.

Jeannette sera la bergère des vaches devenues plus nombreuses, qui ont pris la relève. En grandissant elle est devenue une professionnelle très compétente. Capable par exemple d’aider Baptiste Domeny à faire agneler ses brebis.

 
Garder les moutons à la Selle. (Ph.J.Brun).

Cette charmante jeune fille ne tardera pas à être courtisée par le séduisant Roger Brun des Casses. Idylle pas trop bien vue par Amable, le père de Roger. Comme beaucoup d’autres jeunes du pays Roger disparaît l’hiver : pour gagner de l’argent, il descend dans la Drôme pour ramasser des olives.

Malgré tout les choses se précisent.

Mais la guerre est là. Roger s’engage. Tout projet est remis à plus tard.

Cette période trop longue est désenchantée pour tous. Les conditions de vie sont rendues plus difficiles. Il faut travailler encore plus pour espérer gagner sa vie. Même à Réotier, l’occupant n’est pas loin et la société locale est partagée. Le régime de Vichy est assez bien accepté au début. Pourtant la rigueur de « l’ordre moral » insupporte de plus en plus. Surtout les jeunes comme Jeannette. Malgré les difficultés économiques garçons et filles ont envie de s’amuser, de danser… or c’est interdit ! Et la gendarmerie veille au respect de cette absurdité.

Comme dit Jeannette, dont les yeux pétillent encore en évoquant ces parties de cache cache avec les  autorités « on n’avait rien… mais on s’amusait. Les gosses jouaient avec de vieilles boites de sardines, se faisaient du cinéma en organisant par exemple l’enterrement d’un crapaud ».

Ainsi, clandestinement, on organise des petites soirées avec un accordéoniste, au Villard, aux Sagnes, à Fontbonne, aux Casses. Et tous les jeunes ou presque sont là. Pourtant, les gendarmes déboulent quelques fois. Dénonciation ? Tous ceux qui peuvent prennent leurs jambes à leur cou mais certains sont pris sur le fait et sont verbalisés. Pauvre accordéoniste ! Marie Vasserot des Sagnes, accusée d’être organisatrice et récidiviste sera même envoyée deux jours en prison à Gap. Tristes années encore, quand l’obligation du STO poussera de nombreux jeunes à se cacher à La Combe ou Pinfol. Pour certains à prendre le maquis. Ce n’est pas notre sujet. Mais ici comme ailleurs la fin de la guerre sera compliquée pour la société locale et on voudra tourner la page le plus rapidement possible.

 
Fevrier 1978 : Roger et Jeannette Brun donnant le lait à Hélène et Paul Ninville surveillés par Hélène Collomb. (Ph.J.Brun).

La paix revenue, Jeannette et Roger peuvent enfin se marier en 1947. Une nouvelle vie de labeur commence dans la maison Brun des Casses. La vie du couple est rythmée par le calendrier saisonnier des paysans éleveurs. L’hiver est moins exigeant. Il y a beaucoup de neige. Les activités extérieures sont limitées. On fait le bois et on garde les bêtes le plus tard possible à l’automne autour du village pour économiser le foin. Après on se tiendra souvent à l’abri, pour entretenir la maison, les dépendances, s’occuper des bêtes, réparer les outils, faire des paniers, des meubles ou divers objets pour la maison.  Dés que les jours s’allongent l’emploi du temps s’alourdit. Il faut tailler la vigne…et c’est loin, jusqu’à St Clément, nettoyer les champs, épandre le fumier puis labourer les terres qui n’ont pas été semées de blé à l’automne…. On commence à sortir les bêtes, on plante le potager, on sème. De mai à octobre tous ceux ou celles qui ont la moindre force de travail sont occupés. Les plus jeunes comme les vieux encore valides pour garder. Pour les fenaisons et les moissons tout le monde doit s’y mettre.

 
Roger Brun, père et fils et Jeanine. (Ph.J.Brun).
 

Roger Brun père et fils. (Ph.J.Brun).

Pour Jeannette, comme les autres femmes paysannes de cette époque, c’est encore autre chose. Elle fait quatre beaux enfants, deux garçons, deux filles…mais il faudra les élever, nous dirons, en plus du reste. Car n’oublions pas que le « sort » des femmes c’est d’office, faire la cuisine, le ménage, la lessive, s’occuper du poulailler, des cochons, bref, tous les travaux obligatoires mais sans gloire qui dévorent le temps.

A fin mai c’est la montée à Mikéou avec les vaches dans la petite montagne jusqu’au début juillet où elles sont confiées à un berger. Traite le matin, traite le soir à la maison ou à Mikéou… c’est une belle contrainte. Si on n’est pas prés du troupeau on devient « rassier ». C’est à dire qu’il faut monter et descendre deux fois par jour à la montagne pour traire. Jeannette y a droit ! Heureusement, il n’y a pas de travail du lait. Il est ramassé d’abord avec un attelage à cheval puis avec une camionnette par René Vincent au profit de la société Nestlé prés de la gare à Montdauphin Eygliers.


Ramassage du lait à Mikéou avec René Vincent . (Ph.J.P.Vincent).

Jeannette assume cette vie « normale » équilibrée, dans ce déséquilibre de travail, avec Roger. Le couple fonctionne bien et ces jeunes paysans sont très appréciés du voisinage.Pour Roger comme pour Jeanette, amitié et solidarité ont un sens (voir ici). Il y a quelque fois des fêtes bien conviviales, des veillées joyeuses, des rencontres amicales…Mais à la maison Jeannette n’est pas à la fête : elle est venue vivre sa vie chez son mari. Elle n’était pas la bienvenue et trop souvent ses beaux parents lui font durement sentir sa situation de « pièce rapportée ». On ne sera pas surpris que la pression l’épuise et qu’elle puisse craquer : en janvier 1969 elle tombe gravement malade. Elle reste cinquante jours à l’hôpital Ambroise Paré à Marseille, puis un mois en maison de repos à Allauch. Son petit Patrick n’a que cinq ans.

A son retour tout recommence comme avant. Avec parfois des extra comme aller garder les moutons à La Selle  en 1966 quand il n’y a plus de berger et s’occuper des agnelages à l’automne. Quand les moutons de la ferme sont vendus en 1968, ce n’est pas moins de 20 à 24 vaches dont il faut s’occuper avant la montée à l’alpage. Et l’hiver il y a les veaux.

 
Fête du pain 98 Roger Brun pétrit la pâte; (Ph.J.M.Collomb).
 
Fête du pain 98 : Séraphin Beaufils, Emile Bonnabel, Jeannette et Roger Brun. (Ph.J.M.Collomb).

Ainsi va la vie : Jeannette a vécu vingt deux ans avec ses beaux parents hostiles.  Amable disparaît en avril 1969. Comme Jeannette est hospitalisée c’est Jeanine sa fille qui prendra la relève un temps pour s’occuper de sa belle-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il faudra malgré tout l’emmener à l’hôpital de Laragne. Elle reviendra mourir dans sa maison… un an après Amable.

Désormais la vie sera plus paisible. La vraie vie en quelque sorte. Elle durera ainsi jusqu’en 1988.

Roger décide alors de tirer un trait et vend ses vaches.

 
Casimir et Roger Brun ferrant le cheval. (Ph.J.Brun).

Jeannette qui a vu ses enfants bien engagés dans des vies qui leur convenaient, a enfin le temps de prendre des vacances avec Roger. Elle est heureuse  de sortir de Réotier et de découvrir d’autres régions, d’autres pays. Après un premier voyage à Cap Breton, il y aura plusieurs virées comme en Autriche, dans les Landes et bien d’autres terres inconnues pour eux.

Roger décède en 2005. Grande épreuve pour Jeannette. Depuis elle coule des jours paisibles et un peu nostalgiques dans cette maison des Casses devenue un lieu de vie moderne et confortable. Patrick, qui travaille à Guillestre, vit avec elle et la soutient affectueusement.