Le ramassage du lait à Réotier : René et Jean Pierre Vincent

René a changé d’auto mais à Mikéou c’est toujours la même chose ! (Ph.J.P.Vincent).

LE TEMPS DES FRUITIERES

27 juin 2016

 

L’élevage traditionnel à Réotier était d’abord celui des vaches. C’est lui qui correspondait le mieux aux besoins de cette société rurale composée de nombreuses familles avec plusieurs enfants exploitant chacune une ferme modeste. La taille des terres réduite ne permettait la possession que de troupeaux réduits eux aussi. L’usage des pacages communaux était obligatoire pour libérer en été des terres cultivables et des prés de fauche. Pour satisfaire les besoins de ces nombreuses familles il avait fallu une organisation collective rigoureuse et un travail énorme de création d’infrastructures d’arrosage pour faire venir l’eau des vallons supérieurs à l’ubac sur les champs proches des hameaux à l’adret. Dès le Moyen-Age sans doute les grands travaux avaient commencé, avec la création de l’extraordinaire canal du Serre alimentant le Château et les hameaux de La Combe. D’autres suivirent quand la population se déplaça et augmenta dans les hameaux actuels : canal des Casses, de Manouel, de Truchet… Ainsi l’irrigation devenait possible et les sources étaient renforcées.

Chaque famille possédait de quatre à six vaches. Parfois moins, rarement plus. Quelques moutons, quelques chèvres, des cochons, une basse-cour complétaient ce patrimoine animal. Les plus à l’aise y ajoutaient un cheval, un mulet ou un âne. Ce petit élevage et les cultures permettaient une vie en quasi autarcie. Il n’y avait rien de trop, donc rarement quelque chose à vendre ou à échanger.

Le seul produit capable d’apporter quelques revenus réguliers était le lait… quand la famille ne le consommait pas en totalité.

Avant la guerre de 14-18 une fruitière prospéra. Elle produisait un fromage de type Gex. Elle avait bonne réputation. Le troupeau se composait d’une centaine de génisses ou bœufs, quatre-vingt dix laitières et onze cent soixante dix moutons ou brebis. Le lait de la fruitière provenait l’hiver du Fournet, Réotier (nom donné alors aux hameaux de l’Eglise), les Sagnes, les Moulinets. En été il était récupéré à la Selle et Mikéou provenant des pâturages de la Selle, Mikéou, du Villard et de Truchet.

Il fallu attendre 1926 pour que la commune mette à l’étude le projet d’une nouvelle fruitière. Elle ne fut réalisée qu’en 1929 au Goutail. A La Bourgea aussi un couple de savoyards, les Vigné, récupérait le lait d’une partie des éleveurs et vendait du fromage.

Nestlé : l’age d’or de l’industrie laitière dans les Hautes Alpes

Un nouveau système à plus grande échelle fait son apparition avec l’implantation de la société suisse Nestlé à Gap dans les années 20. Elle va rapidement drainer le lait de toute la région et concurrencer les laiteries locales jusqu’à Briançon. Elle installe une station relais en 1925 à Montdauphin. Le bâtiment sommaire traite déjà de grosses quantités de lait venues de toute la région et en particulier du Queyras. Les dirigeants de l’époque se décident en 1931 à investir dans un équipement moderne plus adapté aux besoins. Il sera bâti prés de la voie ferrée un peu au sud de la gare. Une bretelle arrive directement à la station Nestlé. La liaison avec Gap se fait par wagons-citernes réfrigérés. L’inauguration se fait en grande pompe en 1933.

La station Nestlé d’Eygliers Montdauphin en 1953         
La station Nestlé d’Eygliers Montdauphin en 1953
 
Personnels et dirigeants Nestlé lors de l’inauguration de 1933.

La fruitière de Réotier disparaît. En 1948 ses locaux furent mis en location puis vendus.

Nestlé a les reins solides et jouit d’une excellente réputation. Son lait condensé est particulièrement célèbre dans toute l’Europe. Son succès est considérable. Pour sécuriser son réseau de ramassage, il installe une antenne à Eygliers-Montdauphin à côté de la gare, raccordée à la voie ferrée pour transporter le lait par wagons-citernes. La collecte du lait récupère la production disponible de toutes les vallées alentour. Le train emmène ce lait sur Gap.

Quatre personnes y travaillent à plein temps dans les années 50.

RENÉ ET JEAN PIERRE VINCENT : Des petites montagnes au lait condensé

L’histoire de la famille Vincent illustre cette évolution vers la modernité et une économie plus commerciale.

René Vincent, enfant de l’assistance publique né en 1907 à Gap, est placé à l’âge de sept ans dans la famille de Baptiste Guieu aux Mensolles. C’était une pratique courante dans les campagnes à cette époque. Pour René le sort a été favorable. Il est « de la famille », grandit dans un climat d’affection. Il travaille à la ferme et restera dans sa famille adoptive jusqu’à son mariage avec Juliette Muraille en 1947.

(Ph.J.P.Vincent).
(Ph.J.P.Vincent).

Marseille voit arriver de nombreux rotéïrolles dans les métiers de la charcuterie ou la boucherie. Pour certains c’est une installation définitive. Pour d’autres c’est une migration saisonnière en hiver. Les premiers accueillent souvent les seconds. Surtout s’ils sont de la famille ou du même hameau.

 
N’est elle pas élégante Juliette Muraille descendant la Canebière en 1944 ? (Ph.J.P.Vincent).

Avant cela il montrait déjà un bel esprit d’entreprise, comprenant que les temps avaient changé. Il était travailleur indépendant. Il passe son permis de conduire en 1927 et se met au service de la société Nestlé pour le ramassage du lait. Il n’hésite pas à racheter le matériel de l’ancienne fruitière au couple Vigné… qu’il n’utilisera pas, car Nestlé fournit son propre matériel. Fin curieuse de la cuve de la fruitière qui servira à stocker du grain à l’abri des rongeurs. Il connaissait bien l’économie laitière. Déjà, en hiver il allait travailler à Lyon dans la fromagerie de Marcellin, le frère de Baptiste, mais aussi un vrai frère pour lui. C’est lui qui l’introduit dans le circuit et l’aide à trouver un véhicule pour effectuer le ramassage. Il le ramènera de Lyon.

Avec Juliette, il est installé au Goutail dans un premier temps. Le couple démarre on peut le dire à zéro. Juliette est une paysanne de la Grangette. Fille de Louis et Louise Muraille elle a un parcours semblable à celui de Jeannette Brun ou Germaine Domeny. Élevée avec son frère Augustin qui gardera la ferme, elle est « rassière » à Truchet. Quant elle se marie à 28 ans elle veut continuer ce qu’elle sait faire. Après quelques mois au Goutail, une opportunité se présente : deux maisons du Fournet sont à vendre avec des terres. Cette petite ferme de gens très pauvres, les Vernins, va devenir la ferme Vincent. René et Juliette achètent et s’installent au Fournet. C’est le berceau de cette famille qui s’agrandit vite avec Jean Pierre puis Caty. Jean Pierre y vit toujours.

A Mikéou dans les années 30, René Vincent et les « rassières » de la petite montagne. (Ph.M.Blanc).
A Mikéou dans les années 30, René Vincent et les « rassières » de la petite montagne. (Ph.M.Blanc).

Pourtant cette exploitation est trop petite pour être viable. René doit gagner de l’argent à l’extérieur tandis que Juliette s’occupe de la ferme. Chaque jour à la belle saison il fait le tour des hameaux, récupère la production des « rassières » du Villard, du Clot, Mikéou ou Truchet pour descendre le lait à Montdauphin. Ses voitures restent dans les mémoires : une 202 Peugeot, une Juvaquatre, une Citroën… Comme il est le seul motorisé ses tournées s’élargissent sur St Crépin. Il transporte tout en réalité , sur Guillestre, Chateauroux et parfois plus loin: de la farine, du grain, les achats de retour de foires, des cochons… Il fait parfois l’ambulance improvisée quand il véhicule les femmes qui accouchent à la maternité d’Embrun comme Joséphine Collomb et ses jumeaux. Plus original, il évacue dans la même journée les enfants Pons, le frère et la sœur, qui se cassent la jambe en faisant du ski au Pré Imbert : l’une le matin… l’autre l’après midi. Plus sinistre quand il fait le corbillard pour évacuer le corps du berger Marius Chambon qui s’est tué à Roche Charnière.

 
René a changé d’auto mais à Mikéou c’est toujours la même chose ! (Ph.J.P.Vincent).

Avec cette double activité, le couple vit modestement mais bien . Chaque fin de mois Nestlé verse les montants des commissions de transport à René, tandis que Juliette assure l’intendance avec sa petite ferme (2 vaches et une basse-cour au début). Peu à peu des terres louées à ceux qui sont partis tenter leur chance au sud, donnent à l’exploitation une taille plus viable. La famille est très appréciée dans le voisinage. Jean Pierre et Caty ont une enfance heureuse.

La famille Vincent : Cathy et Jean Pierre. (Ph.J.P.Vincent).       Juliette et René années 50 avec la nouvelle Peugeot.(Ph.J.P.Vincent).
La famille Vincent : Cathy et Jean Pierre. (Ph.J.P.Vincent).
Juliette et René années 50 avec la nouvelle Peugeot.(Ph.J.P.Vincent).

Patatras ! Tout est remis en cause le 31/5/1964 : René décède brutalement d’une crise cardiaque.

C’est la consternation mais il faut réagir vite pour conserver le revenu de René indispensable à la vie de la famille. Dés le lendemain, aidé par des amis, Jean Pierre prend la relève du ramassage avec Nestlé. Il conserve cette activité de travailleur indépendant jusqu’en 1972.

Très sociable et suscitant facilement la sympathie Jean Pierre aime ce métier qui lui fait rencontrer la plupart des paysans du Guillestrois. En effet l’évolution économique des montagnes s’accélère. L’une après l’autre les fermes disparaissent. Les vaches sont supplantées par les moutons dans les exploitations qui continuent. La tournée passera de 32 à 6 clients ! La quantité de lait à ramasser diminue vite. Pour compenser Nestlé étend la zone de collecte élargissant du même fait la tournée des collecteurs comme Jean Pierre. Quand la coopérative Alpelait succède à Nestlé c’est encore plus loin, dans le Queyras, le Briançonnais et l’Embrunais que Jean Pierre conduit depuis 1975 le camion-citerne qui sera vidé à Gap.  C’est désormais en salarié de cet industriel qu’il effectue toujours aussi consciencieusement ce travail qui est sa vie. Devenu polyvalent il livre aussi bien du sel ou des aliments pour le bétail.

En 1982, c’est comme un coup sur la tête : fini le lait ! L’entreprise se restructure et Jean Pierre doit se reconvertir. Après dix huit ans au Sivom il garde une véritable nostalgie de cette belle époque du ramassage du lait et des amitiés paysannes.

Au Fournet Juliette a continué la ferme. Jean Pierre est là dés qu’il quitte son travail. Dans le « moule » depuis son enfance, il ne s’arrête jamais. Il change seulement d’activité. Il est resté paysan.

 
Jean Pierre reste un paysan : les plus gros barillons ne l’effraient pas. (Ph.A.LEROY).
 
La tradition charcutière se perpétue. Les pâtés de Jean Pierre ne manquent pas d’amateurs.    
La tradition charcutière se perpétue. Les pâtés de Jean Pierre ne manquent pas d’amateurs. 
 
Un des derniers vignerons de Réotier.
 
En randonnée sur le Glacier Noir devant le Pelvoux.

Prêt à mettre la main à tout : faucher, faner, jardiner, soigner la vigne, faire le bois, pour lui et Juliette, mais aussi pour Augustin son oncle, aussi bien que pour des amis voisins qui ont besoin d’aide. Les photos de cette époque parlent d’elles mêmes. De vacances ? Il ne sait pas ce que c’est. Il faudra qu’il ait dépassé la cinquantaine pour prendre un peu de bon temps pour courir la montagne. Pas celle des troupeaux de Réotier qui lui était familière, mais celle des « touristes » et des grands sommets.

Chaque sortie est une occasion de rencontres amicales avec d’anciens « clients ». Son intérêt pour tout ce qui touche la vie pastorale est resté aussi fort. Les troupeaux, les cabanes, les bergers, les éleveurs continuent d’aiguiser sa curiosité ; se balader avec lui amène forcément à en parler, à aller voir, à évoquer le temps du ramassage du lait. Quand l’occasion se présente, aller garder  un troupeau ou aider un éleveur reste toujours une source de joie.

Ainsi dans la vie pastorale de Réotier du temps des vaches, les Vincent ont joué un grand rôle d’intermédiaires entre tous ces petits producteurs et la filière industrielle. Ces débouchés n’empêchent pourtant pas le déclin de l’élevage bovin. Le ramassage est du passé depuis 1990. Les rares vaches restant aux Casses sont des vaches allaitantes ou des génisses. Les moutons à viande sont les maîtres de l’espace.